De Taupont à Hanvec, de Californie à Menez Meur. La vie de Julien Prioux

Julien Prioux, contremaître sur la route royale 165

Un chantier à hauts risques relationnels.

En 1847 Julien Prioux a 25 ans. Il est contremaître de chantier sur la route royale 165 et dirige une équipe de plus de 60 ouvriers*.
Son employeur est son oncle Jean Marie Gicquel, dont l’entreprise a remporté le marché lancé par la préfecture du Finistère pour la rectification de cette route sur 9 kilomètres, de Poullan à Pont-Croix, en passant par Meilars.
 
La route royale 165 reliait initialement Nantes à Audierne via Quimper et Douarnenez. Le tronçon finistérien s’appelle désormais D 765.

* Archives départementales du Finistère, 2 S 124, 28 décembre 1849.
Tracé de la route royale n° 165 entre Kerviny en Poullan et Pont-Croix.

• 19/02/1847

Le procès-verbal d’adjudication des travaux de rectification de la route royale n° 165, aux abords de Pont-Croix, est signé, au profit de Jean-Marie Gicquel, le 19février 1847.

Archives départementales du Finistère, 2 S 124, 19 février 1847.

Cejourd’hui 19 février 1847
En conséquence des affiches publiées sous la date du 23 janvier dernier et ayant pour objet d’annoncer la mise en adjudication des travaux désignés ci-dessus, qui sont compris aux Devis et Détail estimatif approuvés par décision de M. le sous-secrétaire d’État des Travaux publics, en date du 18 août 1846 et qui ont été évalués à 112 854,23 F non compris une somme à valoir de 5 145,77 F.
 

Noms des soumissionnairesMontant estimatifMontant des soumissionsRabais%
Prigent Yves, Plounéventer 112 854,23 F 91 411,93 F 21 442,30 F 19 %
Perès Antoine et Boris Simon, Port-Launay 112 854,23 F 91 411,93 F 21 442,30 F 19 %
Picquenard Michel, Quimper 112 854,23 F 101 568,81 F 11 285,42 F 10 %
Gicquel Jean Marie, Pleyber-Christ 112 854,23 F 89 154,84 F 23 699,39 F 21 %
Grall François et Le Saint Jean Marie, Morlaix 112 854,23 F 110 597,15 F 2 257,08 F 2 %
Lann Yves, Landerneau 112 854,23 F 91 411,93 F 21 442,30 F 19 %
Carpentier Jean Auguste, Pont-Croix 112 854,23 F 91 411,93 F 21 442,30 F 19 %
Loyer Jean Baptiste, Scaër 112 854,23 F 104 954,43 F 7 899,80 F 7 %
Parris père et fils, Landerneau 112 854,23 F 91 411,93 F 21 442,30 F 19 %
Cavellier Julien, Quimper 112 854,23 F 110 597,15 F 2 257,08 F 2 %
Casse Denis, Quimper 112 854,23 F 101 568,81 F 11 285,42 F 10 %

 
Il résulte de cet état, que l’offre la plus avantageuse a été faite par le sieur Gicquel Jean Marie, entrepreneur à Pleyber-Christ.
 
En conséquence, nous, préfet du département du Finistère, après avoir pris l’avis du Conseil de préfecture, avons proclamé le dit sieur Gicquel Jean Marie, adjudicataire des travaux sus-désignés, à vingt et un pour cent au-dessous des prix indiqués au détail estimatif dont le montant se trouve ainsi réduit à la somme de 89 154,84 F. [...]
L’ingénieur en Chef, Le Pord.

Archives départementales du Finistère, 2 S 124, 19 février 1847.

De 1847 à 1849 le chantier avance bien. Les difficultés arrivent en 1849, aux abords de Pont-Croix.
À l’origine de ces difficultés se trouve Charles Hignard, maire de Pont-Croix. Les archives (séries 2 S 124-125-126-128-139-151) regorgent de documents concernant les mouvements de contestation qu’il a menés contre les décisions préfectorales depuis 1828 !  

Plusieurs courriers adressés au préfet par les ingénieurs de la DDE de l’époque, montrent leur lassitude face aux pressions exercées par l’édile.

Archives départementales du Finistère, 2 S 124.

Monsieur Le Préfet,
Je ne puis vous fournir de nouveau rapport sur le mémoire ci-joint de M. Hignard, vu que ni M. Sévère ni moi n’avons rien à ajouter à ce que nous avons eu l’honneur de vous écrire sur les plaintes qu’il renouvelle aujourd’hui avec une insistance peu explicable […] Il y a au reste ici, Monsieur le Préfet, un malentendu qu’il serait bien désirable que vous fissiez cesser : le bien public est le but incessant de votre administration, et l’honorable maire de Pont-Croix semble rempli pour ses administrés d’un zèle que rien ne rebute ; au lieu de combattre ainsi ouvertement les actes de son préfet, ne serait-il pas bien préférable qu’il le secondât au contraire ? […]
L’ingénieur en Chef, Le Pord.

• 31/03/1849

Le 31 mars 1849, le maire de Pont-Croix s’invite sur le chantier : les ouvriers, recrutés localement, se seraient plaints de leurs horaires.
Julien Prioux prend fort mal cette intrusion. Le ton monte... et le maire demande au préfet le renvoi temporaire de "sieur Julien". Il se plaint aussi auprès du préfet des conditions de travail imposées aux ouvriers.

Le 12 avril, M. Gojard, ingénieur des Ponts et Chaussées soutient Julien Prioux et répond au préfet que M. Hignard n’a pas à intervenir sur un chantier.

Archives départementales du Finistère, 2 S 125, 31 mars 1849.
Archives départementales du Finistère, 2 S 152, 12 avril 1849.

Monsieur le Préfet,
Des ouvriers employés aux travaux de rectification de la route nationale n° 165, aux abords de Pont-Croix, m’ayant dit hier que l’entrepreneur, ou plutôt le sieur Julien son représentant, ne leur donnait qu’un temps tout à fait insuffisant de repos par jour (environ un quart d’heure pour déjeuner et pas plus long pour diner) et que de midi et quart jusqu’à sept heures du soir les travaux n’étaient pas suspendus un seul instant. Je me suis rendu aujourd’hui sur ces travaux pour m’assurer de l’exactitude des faits, avant de vous les signaler.
Le sieur Julien m’a fort mal reçu et a fini par s’oublier au point de me dire « je vous emm..., sortez de dessus mes travaux ». Ce que je n’ai pas fait à son injonction, comme vous devez le comprendre.
Il reste prouvé que depuis le commencement des travaux, il n’a été accordé aux ouvriers qu’un [nombre de] jours de repos tout à fait insuffisant, puisque sur une journée de quatorze heures, ils n’ont eu quelquefois qu’une demi-heure et les autres fois qu’une heure environ de suspension de travail par jour.
Le sieur Julien s’étant fait une espèce de gloire de sa conduite à mon égard, au lieu de me contenter d’excuses comme je l’aurais fait s’il s’était tu ensuite, j’ai l’honneur, M. le Préfet, de vous demander :
1° le renvoi temporaire de sieur Julien des travaux ;
2° qu’un employé des Ponts et Chaussées soit constamment sur les travaux et qu’il soit tenu de rendre compte, au besoin, à l’administration supérieure des heures de repos accordées aux ouvriers.
J’y veillerai d’ailleurs moi-même. [...]
Hignard, membre du Conseil général.

• 03/08/1849

Le 3 août 1849, un accident de mines a lieu sur le chantier. Deux ouvriers sont gravement blessés et décèdent.
Jean Marie Thomas, 32 ans, cabaretier, époux de Hélène Maumeur, décède en son domicile à Pouldavid le 4 août 1849.
Henri Hamon, 33 ans, époux de Catherine Bosser et domicilié à Meilars, décède le 10 août 1849 à l’hôpital de Pont-Croix des suites d’une amputation d’un bras.

Archives départementales du Finistère, 2 S 152, 12 septembre 1849.
Archives départementales du Finistère, 2 S 152, 2 octobre 1849.

Monsieur le Préfet,
J’ai l’honneur de vous adresser un procès-verbal de M. le conducteur Bellanger et un rapport de M. Gojard, tendant à obtenir l’allocation de deux sommes de 300 F, l’une en faveur de Catherine Bosser veuve du manœuvre Hamon et l’autre en faveur d’Hélène Maumeur veuve du manœuvre Thomas. Ces manœuvres ayant été tués tous les deux par l’explosion d’une mine sur les ateliers de la rectification de la route nationale n° 165 aux abords de Pont-Croix. [...]

Monsieur l’ingénieur en chef,
Le nommé Hamon, ouvrier blessé sur le chantier de M. Gicquel, entrepreneur des travaux de rectification de la route nationale n° 165 aux abords de Pont-Croix, est mort à l’hospice de cette ville après avoir subi l’amputation du bras.
M. le maire de Pont-Croix m’a adressé les diverses notes des sommes dues pour les soins donnés à ce malheureux ; les notes s’élèvent à la somme de 179,40 F, que je viens vous prier d’avoir la bonté de faire délivrer soit à M. le maire de Pont-Croix, soit au nom de M. Bellanger.
L’ingénieur ordinaire, Gojard.

• 26/08/1849

Le 11 août, suite aux décès des deux manœuvres, la gendarmerie de Pont-Croix se rend sur le chantier pour « faire des remontrances audit Prioux » qui fait « éclater des mines sans prendre les précautions nécessaires ».
La conversation s’envenime. La gendarmerie porte plainte.
Quelques jours avant le procès, M. Claquin, maire de Meilars, intervient auprès du préfet pour soutenir Prioux. Celui-ci et des ouvriers du chantier soutiennent que les gendarmes étaient ivres et qu’ils l’ont insulté.

Meilars le 26 août 1849
Monsieur le Préfet,
Je m’empresse de vous faire connaître que je viens de recevoir des plaintes par M. Julien Prioux, contremaître sur la rectification de la route nationale n° 165 située sur la commune que j’administre, contre M. le brigadier de la gendarmerie de Pont-Croix accompagné de deux autres gendarmes. Ils se sont présentés dans ses chantiers, l’insultant de la manière la plus indigne, menaçant de le faire comparaître devant le procureur de la République. Et enfin ses travaux ont été suspendus pendant quelques temps, ce qui lui a fait souffrir de grandes pertes.
Je vous prie, M. le Préfet, de vouloir bien me faire connaître par l’un des prochains courriers, pour éviter toutes discussions à l’avenir entre ces messieurs, si messieurs les gendarmes de Pont-Croix peuvent venir faire des perquisitions dans ma commune sans y être requis par moi ou par l’autorité supérieure.
M. Julien Prioux prétend que ces messieurs étaient dans l’état d’ivresse, même ses ouvriers me l’ont affirmé. [...]
Le maire de Meilars
Claquin

Archives départementales du Finistère, 2 S 124, 26 août 1849.

• 08/09/1849

Après l’intervention du maire de Meilars, le préfet s’adresse au commandant de la gendarmerie. Celui-ci répond tardivement et défend ses hommes « dont la conduite a toujours été irréprochable et même digne des plus grands éloges ».
Il accuse aussi Prioux d’imprudences, « homme violent qui a déjà eu des altercations avec le maire de Pont-Croix ».

Archives départementales du Finistère, 2 S 124, 8 septembre 1849.

Cinquième Légion de gendarmerie, Compagnie du Finistère
Monsieur le Préfet,
J’ai l’honneur de vous retourner, après en avoir pris connaissance à mon retour, la lettre de M. le maire de Meilars relative à une plainte qui lui aurait été adressée par le sieur Julien Prioux contremaître de l’entrepreneur chargé de la rectification de la route nationale n° 165.
M. le maire élève une singulière prétention ; comment, la gendarmerie n’aurait pas le droit de constater sur une grande route qui traverse une commune, sans la permission de ce magistrat, les délits, crimes et contraventions qui peuvent s’y commettre ? Je ne comprends pas, en vérité, qu’un homme raisonnable puisse émettre une opinion aussi contraire au bien du service, à la loi et aux simples règles de bon sens.
Dans le cas présent, le maire a commis une grande faute. Avant de formuler sa plainte, il aurait dû écouter les parties car il pouvait courir le risque de se tromper.
Et pour mon compte, j’ai fait une enquête et j’étais à l’avance bien sûr du résultat car j’apprécie trop le brigadier et les gendarmes de Pont-Croix dont la conduite a toujours été irréprochable et même digne des plus grands éloges pour ne pas être convaincu qu’il y avait infâme calomnie.
La gendarmerie prévenue que, par suite de l’imprudence du sieur Prioux qui faisait partir la mine à l’intersection de la grande route et de la rectification, des accidents étant arrivés a dû conformément à son mandat faire des observations au sieur Prioux, homme violent qui déjà a eu de vives altercations avec le maire de Pont-Croix.
Le tribunal n’a pas été du même avis que M. Prioux qui demandait une indemnité de fonctionnement pour les moments que la gendarmerie lui a fait perdre lorsqu’elle lui adressait des observations. Il n’a pas été du même avis que le maire de Meilars car la gendarmerie a été complimentée publiquement pour sa conduite, pour sa modération en cette circonstance et le sieur Prioux que j’avais fait immédiatement poursuivre, en réponse à sa plainte, a été condamné à six jours de prison et 30 F d’amende. [...]
Le capitaine commandant la Gendarmerie du Finistère.

Le procès a lieu le 30 août au tribunal de Quimper.
 

Quelques informations complémentaires

• Charles Thomas Raymond BELLANGER, fils de Thomas Corentin et de Olive Jarno, naît le 16 août 1814 à Quimper et décède à Plabennec le 29 juin 1890. Il exerce la profession de conducteur des Ponts et Chaussées.
• Catherine Marie BOSSER, fille de Jean et de Marguerite Lezoualc’h, naît le 8 février 1820 à Beuzec-Cap-Sizun. Elle se marie à Henry Hamon en 1846. Celui-ci décède le 10 août 1849 suite à l’accident sur le chantier de la route 165.
• François Denis CASSE, fils de Jacques et de Jeanne Michelle Corentine Carcel, naît le 9 octobre 1873 à Quimper. La consultation des registres d’état civil nous apprend qu’il est boulanger puis entrepreneur.
• Julien Pierre Charles CAVELLIER, fils de Sébastien Charles et de Marie Catherine Piriou, naît le 26 avril 1811 à Quimper. Il décède à Quimper le 18 août 1855.
• Jean CLAQUIN, fils de Alain et Catherine Pesquer, naît le 13 avril 1788 à Mahalon. Maire de Meilars de 1821 à 1865, il héberge Julien Prioux en 1849 et le soutient lors de ses déboires judiciaires. Il décède à Meilars le 12 décembre 1865.
• Jean Marie GICQUEL, fils de Julien et de Marie Josèphe Boujan, nait le 29 pluviôse an 10 à Taupont dans le Morbihan. Il est l’oncle maternel de Julien Prioux. En 1841, il épouse Marie Louise Le Brun, débitante de tabac domiciliée à Pleyber-Christ et s’établit comme entrepreneur. En 1847, les travaux de la route royale n° 165 aux abords de Pont-Croix lui sont confiés.
• Louis Marie Hippolyte GOJARD, fils de Claude Alexis et de Caroline Louise Richomme, naît le 30 décembre 1815 à Toulouse et décède à Orléans le 25 novembre 1882. Le 22 juin 1839, il épouse Cécile Eulalie Joséphine Boullé à Quimper. Il exerce la profession d’ingénieur des Ponts et Chaussées et est nommé Officier de la Légion d’honneur le 19 avril 1856.

Ministère de la Culture, Légion d’honneur, base Léonore.
Archives municipales de Quimper, état civil, 2 Mi 123.

• Henry HAMON, fils de Jean et de Marie Catherine Perherin, naît le 9 mars 1816 à Poullan. Il décède le 10 août 1849 suite à l’accident sur le chantier de la route 165.
• Charles Armand Félix Marie HIGNARD, fils de René Robert Charles et de Marie Yvonne Josèphe Françoise Pouppon, naît le 20 nivôse an 7 à Pont-Croix. Chevalier de la Légion d’honneur en 1858 et Conseiller général, il exerce la fonction de maire de 1830 à 1837 puis de 1848 à 1874. Il décède le 9 avril 1875 dans sa propriété de Tréfrest à Pont-Croix.
• Frédéric Pierre Yves LE PORD, fils de François René Jean et de Clarisse Jeanne Marie Noblet, naît le 18 juillet 1808 à Rennes. Polytechnicien, promotion 1825, puis ingénieur des Ponts et Chaussées, nous le retrouvons ingénieur en chef à Quimper en 1847.

Place Publique, la revue urbaine Rennes Saint-Malo.
Gallica.bnf.fr / BnF, Histoire de l’école Polytechnique, Ambroise Fourcy, 1828.

• Jean Baptiste LOYER, fils de Jean Baptiste et de Marie Vincente La Palu, naît le 16 septembre 1810 à Clohars-Carnoët. Il est dit "entrepreneur" lors du décès d’un de ses enfants en 1847 à Scaër.
• Hélène Catherine MAUMEUR, fille de Julien et de Éléonore Paillart, naît le 21 mai 1822 à Primelin. Elle se marie à Jean Marie Thomas en 1841. Celui-ci décède le 4 août 1849 suite à l’accident sur le chantier de la route 165.
• Antoine Alexandre PERES, fils de Jean Marie et de Françoise Marie Salaun, naît le 2 février 1813 à Lambézellec. Il est dit "entrepreneur de bâtiments civils" comme son père lors de son mariage à Brest en 1836.
• Michel PICQUENARD, fils de François et de Geneviève Le Peltier, naît le 11 mars 1795 à Saint-Manvieu (Calvados). Il est dit "entrepreneur de bâtiments civils" lors de son mariage à Quimper en 1844.
• Yves PRIGENT, fils de Jean et de Marie Kermarrec, naît le 5 frimaire an 11 à Plounéventer. Les registres d’état civil le mentionnent cultivateur, adjoint au maire et fabricant de toiles. Maire de Plounéventer de 1835 jusqu’à son décès en 1863.
• Jean Marie THOMAS, fils de Jean François et de Marie Mauricette Le Gall, naît le 16 décembre 1818 à Pouldergat. Il décède le 4 août 1849 suite à l’accident sur le chantier de la route 165.

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Article mis en ligne le 10 juin 2021, dernière mise à jour le 15 mars 2022.